samedi 15 novembre 2014

" Rue des boutiques obscures " de Patrick Modiano


Sur la carte postale, la Promenade des Anglais, et c'est l'été.

Mon cher Guy, j'ai bien reçu votre lettre. Ici, les jours se ressemblent tous, mais Nice est une très belle ville. Il faudrait que vous y veniez me rendre visite. Curieusement, il m'arrive de rencontrer au détour d'une rue telle personne que je n'avais pas vue depuis trente ans, ou telle autre que je croyais morte. Nous nous effrayons entre nous. Nice est une ville de revenants et de spectres, mais j'espère n'en pas faire partie tout de suite.
Pour cette femme que vous recherchez, le mieux serait...
...  ...

Tout naturellement, la dédicace de ce billet va à Galéa, super-blogueuse, Attila Deshuns, super-lectrice de blogs ;-) et Mélanie Le Saux-Glaymann, super-libraire...




Patrick Modiano n'écrit pas depuis deux ans, ou même vingt. 

C'est en effet en 1968 que paraît son premier opus, la Place de l'Etoile. 
Suivi d'un titre presque tous les ans depuis.

Je le rencontre probablement pour la première fois chez Bernard Pivot en 1985, bafouilleur magnifique qui, en quelques secondes réussit toutefois à laisser deviner qu'il trimballe tout un monde avec lui, énigmatique et poétique comme peu. 
C'est pour la jeune femme que je suis alors une figure touchante et totalement romantique d'écrivain. 
Je le lis peut-être, mais je suis trop jeunette à cette époque -et surtout trop dans l'action- pour l'apprécier à sa juste valeur sans doute.

Je le découvrirai vraiment à la lecture de Dora Bruder, qui va me marquer en 1997 puis avec "Un Pedigree" qui me bouleverse en 2005.

Modiano ou le péripatétitien superbe, infatiguable piéton de Paris -mais pas seulement-  et avant tout arpenteur d'un cadastre d'états d'âme. 
Pour Modiano, toute action, toute sensation voire tout sentiment , s'ancre avant tout dans un  espace, un territoire. Quelques rues, un numéro de téléphone à l'ancienne, ANJou15-28, PASsy 72-29...
Cette connaissance de la ville semble relever tout à la fois de l'amour fou, du fétichisme, de la névrose, et de la peur panique "de se perdre dans le quartier" probablement.

Blessures d'enfance. De celles qui béent encore tout une vie plus tard. De celles qui fondent un artiste lorsqu'elles ne l'ont pas mis à terre tout simplement.

L'errance, la quête du sens, le goût de se souvenir, et la nostalgie surtout ; on retrouve tout cela dans son oeuvre couronnée le 9 Octobre 2014 par le prix Nobel de littérature pour « l'art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l'Occupation », comme l'expliquent l'Académie suédoise et son secrétaire perpétuel Peter Englund, qualifiant l'auteur de "Marcel Proust de notre temps »

J'ai voulu retourner aux sources et ai emprunté "Rue des Boutiques Obscures" à ma bibliothèque. 
Une belle table venait d'être constituée en hommage à Modiano. 
Le volume était fatigué mais barré d'un fier "Prix Goncourt 1978".  

Et vous, Guy, qu'est ce que vous allez devenir? m'a-t-il demandé après avoir bu une gorgée de fine à l'eau.
- Moi ? Je suis sur une piste.
- Une piste ?
- Oui. Une piste de mon passé... 

Guy, le narrateur, semble être amnésique , lui qui, ironie du sort, travaille dans une agence de détectives... 
Un grand pan de sa vie a disparu, corps et biens, dans les tréfonds de sa mémoire. Son nom même cause problème...
C'est ce que l'on comprend progressivement alors que se met en place l'enquête qui remettra Guy en possession de son passé et d'un terrible secret. 

Au début , on erre et on est un peu perdu, comme Guy. 
Puis , à la façon d'un puzzle, les pièces trouvées commencent à former une image , puis à raconter une histoire, et comme si souvent chez Modiano, une histoire de fuite, de danger, de survie même.

 Le récit s'accélère, et si on est allé tranquillement au début, on dévore les quatre-vingt dernières pages avec une hâte un peu douloureuse.

Un récit magnifiquement nostalgique d'un bonheur perdu, à jamais. 
Une écriture superbement elliptique, pudique, et pourtant si subtile. 
L'air de ne pas y toucher...

Extraits, citations :
Pourquoi certaines choses du passé surgissent-elles avec une précision photographique ?
(p.136)
...Vous aviez raison de me dire que dans la vie ce n'est pas l'avenir qui compte , c'est le passé  (p.149)

En tête, deux femmes d'âge mûr soutenaient un vieillard par les bras, un vieillard si blanc et si fragile qu'il donnait l'impression d'être en plâtre séché (p.24)

... Il lisait en fronçant les sourcils et en tournant les pages après s'être mouillé l'index d'un coup de langue. Et moi je regardais ce gros blond aux yeux bleus et à la peau blanche lire son journal vert (p.27)

   Pas une lumière dans la rue Cambon sauf un reflet violacé qui doit provenir d'une vitrine. Mes pas résonnent sur le trottoir. Je suis seul. De nouveau la peur me reprend, cette peur que j'éprouve chaque fois que je descends la rue Mirabeau, la peur que l'on me remarque, que l'on m'arrête, que l'on me demande mes papiers. Ce serait dommage , à quelques dizaines de mètres du but. Surtout ne pas courir. Marcher jusqu'au bout d'un pas régulier.
  L'hôtel Castille. Je franchis la porte. Il n'y a personne à la réception. Je passe dans le petit salon, le temps de reprendre mon souffle et d'essuyer la sueur de mon front.Cette nuit encore j'ai échappé au danger. Elle m'attend là-haut. Elle est la seule à m'attendre, la seule qui s'inquiéterait de ma disparition dans cette ville.
  Une chambre aux murs vert pâle.Les rideaux rouges sont tirés. La lumière vient d'une lampe de chevet, à gauche du lit. Je sens son parfum, une odeur poivrée, et je ne vois plus que les taches de son de sa peau et le grain de beauté qu'elle a , au dessus de la fesse droite.
(p.143) 

Je le regardai. Tout était rond chez lui. Son visage, ses yeux bleus et même sa petite moustache taillée en arc de cercle. Et sa bouche aussi, et ses mains potelées. Il m'évoquait ces ballons que les enfants retiennent par une ficelle et qu'ils lâchent quelquefois pour voir jusqu'à quelle hauteur ils monteront dans le ciel. Et son nom de Waldo Blunt était gonflé, comme l'un de ces ballons.
  -Je suis désolé, mon vieux... Je n'ai pas pu vous donner beaucoup de détails sur Gay...
    Je le sentais alourdi par la fatigue et l'accablement mais je le surveillais de très près car je craignais qu'au moindre coup de vent à travers l'esplanade, il ne s'envolât, en me laissant seul avec mes questions. 
(p.58)


Madame la Ministre, je crois vraiment que vous avez raté quelque chose, là...

MIOR


Long interview de Modiano dans les Inrocks à propos de l'Herbe des Nuits.

19 commentaires:

  1. Je suis desormais ton obligée .....chronique emouvante et subtile....merci super Mior !

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  2. De relire les extraits de ce roman que j'ai lu plusieurs fois, je te jure, ça me touche vraiment beaucoup (surtout celui du début tu te doutes bien hein!)

    Magnifique chronique Mior, vraiment, nous deux on parle du même Modiano, celui qui rend la nostalgie noble et la mélancolie belle, et celui qui parle de ce qu'on est et de ce qu'on a été entre deux brumes.

    Bref, merci tout plein.
    J'attendais que le soufflé Nobel retombe pour publier ma chronique sur son dernier opus (et peut-être un billet comme le tien aussi).
    des bises

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    1. ...et pourtant , la nostalgie n'est pas du tout ma tasse de thé habituellement ...mais chez lui, elle prend une dimension quasi onirique qui a un charme incroyable

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  3. Puis-je avouer que je n'ai jamais lu Modiano ? Puis-je avouer que cela ne m'a guère manqué ? Une sorte de réticence devant cet écrivain qui me paraissait incarner une sorte de consensus établi ... Pourtant, comme toi, je me souviens de l'auteur égaré sur le plateau d'"Apostrophe" ... En lisant ta note, je me dis qu'il aurait des chance de me convenir, finalement ... Et je pense commencer par celui-ci, donc, dans la longue route de ma repentance ...

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    1. Nous faisons tous des impasses sur des auteurs connus , reconnus, dont on a l'impression qu'ils ne sont pas pour nous ou sans même parler de cela, dont on pense qu'on aura toujours le temps de les lire plus tard . Aucun problème.
      Il me semble , pour Modiano, qu'il serait dommage de ne pas essayer ne serait-ce qu'une fois. Ce ne sont pas des ouvrages difficiles d'accès ni longs . Au pire tu pourras dire que n'es pas sensible au charme de sa petite musique, voilà tout

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  4. J'avais plus ou moins envie de lire Modiano..Maintenant avec ton article je ne me rappelle plus vraiment si cette période de doute a existé !

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  5. Je n'ai jamais lu Modiano, mais suis prête à y remédier... avec quel titre?

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    1. Je ne prétends pas être une spécialiste de cet auteur ( pour qui j'ai tout de même une grande tendresse ;-)
      Au feeling, en lisant les quatrièmes de couverture ? Les thèmes sont souvent les mêmes, c'est le traitement plutôt que les histoires qui fascine...

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  6. Mon premier Modiano (grâce à qui tu sais, G.) Une atmosphère. Mais j'ignore si je connais assez bien la vuie de l'auteur et les rues de paris pour tout en apprécier.

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    1. "Atmosphère , atmosphère !..." oui, il y a une atmosphère Modiano , une sorte de brume qui mystifie et mythifie les souvenirs, en quelque sorte

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  7. Et bien ton article me donne envie de lire Modiano.

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    1. Alors tant mieux , car je crois que ça en vaut la peine ;-)

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  8. Je pense que moi aussi j'ai du rater quelque chose... Résolution 2015, lire Modiano !

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    1. Perso, je louche sur le Quarto de ses œuvres... Explorer son monde, trouver des connexions, apprécier ces fausses enquêtes et ce vrai goût du mystère...

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  9. Je suis victime de la mode, je l'ai acheté la semaine dernière ;)

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    1. le Quarto ? (moi c'est fait, petit cadeau à soi-même;-) ou Rue des boutiques obscures?
      Disons que le coup de projecteur du Nobel bénéficie à Modiano , plus noblement !

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  10. Dis donc, ton livre marque son âge, je trouve et c'est très émouvant. Dora Bruder, prochain Modiano sur ma liste et sûrement Un Pedigree (grâce à toi) et Dimanches d'août (grâce à Hélène). Ta chronique très belle montre que l'univers modianesque a peu de secret pour toi (tout comme Galéa). Quant à Fleur, elle pourrait libérer son fauteuil et le proposer à une femme lectrice, ouverte au monde de la Culture : sa désignation à ce fauteuil-là est un vrai scandale et dénote le peu de considération du gouvernement actuel pour ce domaine : or, sans élévation d'esprit, peuple assoupi !
    Un de mes meilleurs amis m'a offert le Quarto pour mes 40 ans et cela m'a touchée et me touche encore car je sais ce présent précieux. Bises

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    1. ...et la nappe à carreaux est héritée de ma grand-mère ;-)
      Merci des compliments, je ne suis pas une spécialiste de Modiano mais disons que j'ai toujours eu bonne pioche avec lui, et que sa petite musique me parle bien
      J'ai été très heureuse du Nobel pour lui, car finalement beaucoup ne l'ont pas lu ( et pas des moindres mais n'insistons pas ) et le feront , titillés par la curiosité .
      Le fameux discours de Stokholm , magnifique , est publié chez Gallimard , au fait !

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A bientôt !
Mior